L'histoire des trois ermites

Un capitaine et ses soldats avaient reçu l’ordre, de la part de leur général, de nettoyer le royaume de ses ermites, parce que le nouveau roi ne voulait pas de cette sorte de gens dans son royaume. Plusieurs ermites vivaient dans la vallée, un certain nombre dans la montagne, dans des cavernes naturelles. Le capitaine se lança dans sa tâche avec la rigueur et la fougue d’un guerrier en manque de gloire. Tous les ermites qu’il trouva sur son chemin s’enfuyaient dès qu’ils le voyaient poindre au loin, pour sauver leur vie, car le capitaine s’avançait en criant sa mission : "Ordre de tuer tous les ermites "… En fin de compte, lorsque presque tous les ermites se furent enfuis, il n’en resta plus que trois, vivant dans les cavernes les plus élevées, donc les plus retirées de la montagne. Devant la grotte du premier était écrit : "Ermitage du Sage qui a vaincu la peur de la mort", cet ermite était l’instructeur d’un millier d’ermites de la vallée. Quand le capitaine entra, il trouva le Sage tranquillement assis en méditation, dans une majestueuse immobilité.

"Savez-vous à qui vous avez affaire ? Cria le capitaine. Je peux vous trancher la tête sans sourciller". L’ermite leva tranquillement les yeux vers le capitaine et répondit avec douceur : "Et vous, savez-vous à qui vous avez affaire ? Je peux me laisser trancher la tête sans sourciller". Cette réponse ne fit que renforcer la fougue du capitaine, et d’un mouvement rapide comme l’éclair, il trancha la tête de l’ermite avec son sabre. "Il avait vraiment réalisé ce qu’il disait, déclara le capitaine en ricanant ". Les soldats dépecèrent le corps et en firent leur repas pour ce soir là. L’ermite n’avait pas beaucoup de chair, mais c’était assez pour faire un bon repas.

Le jour suivant, ils arrivèrent à la grotte du second ermite. Il était écrit devant celle-ci : "Ermitage du Sage qui peut défier la mort", cet ermite était l’instructeur d’une dizaine d’ermites de la vallée. Ce simple écriteau arracha un rire moqueur au capitaine. Lorsqu’il entra, il trouva l’ermite tranquillement assis en méditation. "Savez-vous à qui vous avez affaire ? Cria le capitaine. Je peux vous trancher la tête sans sourciller". L’ermite ouvrit seulement un œil pour regarder le capitaine, et dit en souriant : "Et vous, savez-vous à qui vous avez affaire ? Je peux vous laisser tuer ce corps et en reconstruire immédiatement un autre". Le capitaine ricana devant ce qu’il prit pour une déclaration de fou, puis du même mouvement rapide du sabre, il trancha la tête de l’ermite. Mais alors que le cadavre décapité s’effondrait sur le sol, une sphère d’énergie de la taille d’un homme apparut subitement au milieu de la grotte et se condensa rapidement pour donner naissance à un nouveau corps, identique à celui qui venait d’être décapité. Le capitaine recula, saisi soudainement par la peur. L’ermite, dans son nouveau corps, le regarda en souriant, puis dit : "Eh bien, mon fils, de quoi avez-vous peur ? Ne vous avais-je pas expliqué ce qu’il en était de moi ?".

Livide, le capitaine réfléchissait sur ce qu’il devait faire. Pris de rage subitement en constatant son impuissance, il se lança à nouveau avec son sabre et trancha la tête du nouveau corps. Mais l’ermite se créa immédiatement un autre corps… Le capitaine tua le nouveau corps, et l’ermite s’en créa immédiatement un autre… Ceci dura toute la journée, à la fin, le capitaine fatigué déclara : "J’abandonne, aussitôt que je vous tue, vous rematérialisez un nouveau corps. Le premier Sage n’était pas capable de cela, il disait avoir vaincu la peur de la mort. Comment faites-vous ?". Souriant paisiblement, l’ermite répondit : "Quand l’Esprit est délivré de la tyrannie hypnotique et magnétique du corps-mental, il est paisible et n’a plus peur de rien, y compris de la mort. Ce n’est là que l’Eveil de l’Esprit. Quand l’Esprit est devenu maître de toute matière et de toute énergie, il est capable de tout créer, y compris des corps-mentals. C’est là la Réalisation de l’Esprit".

Le capitaine sortit à reculons de la grotte, ébranlé par la puissance du Sage qui pouvait défier la mort. Mais il se dit qu’il devait continuer sa mission. Le jour suivant, encore marquée par l’épisode de la veille, l’équipe arriva à la grotte du troisième ermite. Devant la grotte était écrit : "Ermitage du Sage qui a vaincu la mort", cet ermite n’était l’instructeur d’aucun des ermites de la vallée. Prenant son courage à deux mains, le capitaine entra et vit l’ermite assis paisiblement en méditation. Il lança sa phrase, sans trop de conviction : "Savez-vous à qui vous avez affaire ? Je peux vous trancher la tête sans sourciller". L’ermite n’ouvrit même pas un œil, même pas la moitié d’un œil. Il répondit tranquillement : " Et vous, savez-vous à qui vous avez affaire ? Je suis au-delà de la mort". Le capitaine se demandait ce que cela pouvait bien signifier. Ce Sage était-il comme le second qui pouvait matérialiser des corps à volonté ? Il se dit qu’il en aura le cœur net en agissant, aussi fit-il son mouvement du sabre, brusque comme la foudre terrible. Mais… son sabre ne rencontra rien sur son passage, il passa à travers le corps du Sage, comme si celui-ci n’existait pas. Le Sage n’avait pas bougé, il était là, intact, sans la moindre égratignure. Le capitaine recommença, mais le résultat fut le même : son sabre passait à travers le corps du Sage comme si ce corps n’avait aucune consistance matérielle. Pris de doute sur la présence effective du Sage, le capitaine tendit la main et toucha doucement le Sage : le corps était bien consistant, bien matériel, il le toucha et le caressa longuement, parfaitement perplexe… Convaincu qu’il s’agissait bien d’un corps dense, le capitaine abattit à nouveau son sabre sur le Sage, mais rien n’y fit, le sabre ne rencontrait absolument rien… A bout de force, le capitaine ne put que demander : "Comment faites-vous ? Le second Sage pouvait être tué, mais il pouvait immédiatement se créer un nouveau corps. Mais vous, comment faites-vous ?". Le Sage répondit sereinement : "Que vous a dit le second Sage ?". "Il m’a dit que le premier était éveillé et que lui-même était réalisé, dit le capitaine". "Sache donc, mon enfant, dit le Sage, que lorsque l’Esprit est devenu maître de ce qu’il y a au-delà de la matière et de l’énergie, il est capable de tout détruire, y compris la mort. C’est là la Sublimation de l’Esprit".

Le capitaine s’en retourna vers son général pour faire le rapport de sa mission. Puis le général, tremblant en pensant aux deux échecs supposés, car il restait deux ermites dans le royaume, alla faire le rapport au roi. Le roi dit : "Est-ce que vos hommes ont trouvé les trois Sages de la montagne ?". Le général eut un instant d’hésitation, il ne comprenait pas. Le roi voulait-il éliminer tous les ermites ou voulait-il seulement trouver des Sages ? Le roi constata la perplexité du général, il expliqua : "En donnant l’ordre de tuer tous les ermites, je ne voulais pas autre chose que rechercher les trois Sages. Dites-moi général, tous les ermites à l’exception de trois, ne se sont-ils pas enfuis pour sauver leur vie ?". "C’est exact mon seigneur, répondit le général". Le général allait se lancer pour expliquer rapidement que le premier des trois avait été éliminé lorsque le roi poursuivit : "L’un des trois ermites ne s’est-il pas fait trancher la tête sans sourciller ?". "C’est cela mon seigneur". Le général était stoppé net dans son élan, il valait mieux pour lui ne rien dire et se contenter de répondre aux questions du roi, car visiblement son roi n’avait pas exprimé ses vraies intentions en ordonnant la mission. "Cet ermite qui s’est fait couper la tête, dit le roi en interrompant la silencieuse réflexion du général, était le docile esclave de la mort, esclave qui n’avait plus peur de son maître, il ne pouvait conduire personne au-delà du royaume de la mort, puisque lui-même n’en était pas sorti. Mon royaume n’en avait pas besoin, il aurait transformé les citoyens en dociles et aimables serviteurs de la mort, comme lui-même l’était". Le roi continua : "Le second ermite s’est fait tuer plusieurs fois, et à chaque fois il est revenu immédiatement dans un nouveau corps, n’est-ce pas ?". "Il en est bien ainsi mon seigneur, dit le général". Puis, fixant le général d’une manière très intense, le roi se joignit les mains comme pour se recueillir. "Cet ermite s’est libéré de la mort sans pour autant la vaincre, expliqua le roi, lui et la mort se tiennent face à face comme deux rivaux de force égale, aucun ne l’emporte sur l’autre. Il est réellement libre sans être victorieux. Allez le chercher afin qu’il vienne gouverner le royaume à ma place, il saura vous conduire à la Liberté". Puis, après quelques minutes de silence, le roi reprit : " Le troisième ermite s’est laissé toucher par la douceur, mais le sabre ne l’a point trouvé, n’est-ce pas ?". "C’est vrai mon seigneur, dit le général ". "Cet ermite a vaincu la mort, il n’est plus esclave, et il n’est pas rival, il est le seigneur de la mort, le roi dont le pouvoir transcende le monde de l’illusion. C’est celui-là que je cherchais, car il est aussi mon seigneur, veuillez donc me conduire à lui afin que je devienne son disciple, je sais qu’il doit m’attendre ".

Avant de se retirer respectueusement, le général osa quelques questions afin d’avoir le cœur net sur toute cette affaire. "Mon seigneur, dit-il, pourquoi avoir fait tuer le premier Sage ?". C’est avec un sourire rempli de compassion que le roi répondit : "Le premier Sage se complaisait dans son Eveil, seule sa propre mort pouvait lui faire comprendre qu’il devait s’élever plus haut que la simple victoire sur la peur de la mort, car la mort seule a le pouvoir de détruire la complaisance". Le général fut dérouté de la réponse, il n’avait jamais pensé que la mort pu servir de telle manière à l’Esprit. "Mon seigneur, dit-il à nouveau, pourquoi céder votre place au second Sage ?". Prenant un air grave pour la première fois de sa vie, le roi répondit : " Il y a encore un instant je ne connaissais pas la réponse à cette question, mais à présent je sais. Le Sage parvenu à la Réalisation n’a plus de complaisance, mais sa volonté propre ne suffit plus à le faire avancer. C’est en luttant pour libérer ses frères qu’il pourra réveiller en lui la véritable volonté de Sublimation, car cette volonté est en étroite relation avec la volonté d’aider son prochain à se libérer". Le général très attentif remarqua : "Mais il avait déjà une dizaine de disciples, cela ne suffisait-il pas ?". Cette fois, en souriant, le roi répondit : "Non, cela ne suffisait pas. Il faut vouloir la libération de tout le royaume des Êtres vivants, tout le royaume". Alors que le général, satisfait, allait se retirer, le roi lui dit : "La complaisance peut être évitée si l’aspirant recherche dès le départ la Liberté, cela lui permettra, une fois qu’il aura atteint l’Eveil, de ne pas s’y complaire et de ne pas rendre nécessaire sa mort afin de renaître avec une meilleure lucidité. L’Eveil peut n’être qu’une étape brève avant la Réalisation. Quand la volonté de départ n’est pas tendue vers la Liberté, mais se trouve tendue surtout vers le Bonheur, alors la complaisance se trouve sur sa route".

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