Toto fait de la spiritualité

Qu’est-ce qu’un Toto ? Il s’agit d’un paisible chevalier qui souhaite « doucement » que le monde devienne un paradis, mais qui a malencontreusement égaré un peu de son intelligence rationnelle en chemin, parfois sans vraiment s’en rendre compte, et quelquefois en revendiquant fièrement ses carences en termes de capacité de raisonnement. Un Toto est quelqu’un d’adorable, mais à qui l’on hésiterait à confier la responsabilité d’une tâche importante qui demanderait rigueur et précision. A côté de cela, un Toto fait un excellent compagnon de jeu, là encore à condition que ce soit un jeu dont les règles ne soient pas complexes, et qui n’ait pas d’enjeu important. Ce qui va suivre n’est pas une attaque contre les Toto, mais juste un petit portrait nécessairement partiel, afin d’aider à mettre en évidence une figure qui se cache souvent sous des conceptions erronées devenues quasiment des idées reçues chez une partie des spiritualistes. Nous tenons à dire aux Toto que nous les aimons tels qu’ils sont. Surtout qu’ils ne changent pas, si l’ensemble de l’humanité intégrait une petite partie (juste ce qu’il faut, pas plus) de l’esprit Toto, les choses iraient nettement mieux sur cette planète.

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Le chemin de vie de Toto l’a conduit à un moment donné à s’intéresser à la spiritualité, et à se considérer finalement comme un spiritualiste. Avant de s’intéresser à la spiritualité, Toto a rêvé de devenir un jour médecin. Toto a obtenu son bac avec quelques sueurs froides, mais le premier trimestre en première année de la fac de médecine s’est avéré trop difficile. Il a laissé tomber en se disant que de toutes les façons ce qu’on enseignait en fac de médecine c’était totalement n’importe quoi. Après son petit saut en fac de médecine, Toto a eu envie de faire chanteur. Il était convaincu d’avoir une voix exceptionnelle, et d’être naturellement très doué pour le chant. Mais en essayant de concrétiser son nouveau rêve, il s’est rendu compte que faire des répétitions, faire des maquettes, et monter des dossiers pour démarcher des producteurs… c’était bien trop difficile. Toto a fini par se dire que c’était bien suffisant de chanter sous sa douche.

Nono, un ami à Toto, avait lui aussi laissé tombé la fac de médecine. Mais à la différence de Toto, Nono s’était rendu compte qu’il préférait faire de la couture. La confection de beaux vêtements lui plaisait bien plus que l’étude des différents types de pustules. Toto et son ami Nono ont connu bien des virages dans leur cheminement dans la vie sociale, mais à cause de la pression des nécessités de survie, un peu à cause de la pression de la famille et des amis qui les poussaient à assumer leur vie, et aussi un peu à cause de la peur de se retrouver dans la rue sans ressource… à cause de tout cela, ils ont fini par trouver une activité professionnelle. Toto a fini par trouver une place d’assistant magasinier dans une grande surface, et Nono est finalement devenu professeur de biologie dans un collège.

Nono a eu du mal à se trouver une activité professionnelle, parce que peu de choses l’intéressaient parmi toutes celles que le système proposait. Mais les difficultés de Toto avaient une autre origine. Toto était un peu paresseux, et dès qu’une chose lui demandait un certain niveau d’effort, il préférait laisser tomber. C’est avec un sentiment sous-jacent d’irritation que Toto se lève chaque matin pour aller travailler, car il aimerait bien pouvoir se reposer et se détendre sans se soucier de rien. Toto a gardé la nostalgie, à demi inconsciente, de sa vie de petit enfant, une vie dans laquelle il n’avait qu’à jouer et à dormir, et où les parents s’occupaient de tout. Tout était facile, et le seul effort qu’il avait à faire pour obtenir quelque chose était de demander à son père ou à sa mère.

Au fond de lui, un peu inconsciemment, Toto détestait devoir pratiquer une activité professionnelle, et il attendait impatiemment l’horizon de la retraite pour avoir à nouveau une vie facile et pouvoir se dispenser de sortir de son lit. D’une certaine manière, Toto voulait juste être tranquille. Sans trop savoir comment cela se fit exactement, Toto découvrit la spiritualité, et il se sentit attiré par les propos d’un enseignant spirituel qui disait qu’il était possible de réaliser la paix inconditionnelle, un état intérieur de profonde quiétude qui pouvait devenir permanent, et dans lequel la vie était vécue sans souffrance, dans un profond bonheur. Cet enseignant s’appelait Dodo, et lorsqu’on le voyait en conférence, et lorsqu’on le rencontrait en entretien privé, et lorsqu’on le côtoyait un peu pendant un séjour dans son ashram, on ne pouvait que se rendre à l’évidence : Dodo vivait dans un état intérieur de paix profonde que rien d’extérieur ne semblait pouvoir occulter. Dodo écrivait lui-même ses propres livres et ses articles, il pouvait consacrer plusieurs heures par jour pour planifier ses déplacements, donner des entretiens et négocier ses contrats, et en plus de cela il gérait lui-même son ashram qui accueillait parfois des centaines de personnes à certaines périodes. Et malgré cette intense activité digne d’un cadre supérieur, Dodo demeurait dans un état intérieur de paix profonde qui se manifestait par une sorte de bonheur serein et rayonnant.

Toto avait acheté un livre de Dodo, mais il ne parvint pas à dépasser les vingt premières pages, car l’enseignement de Dodo était un peu compliqué, et Toto ne se sentait pas la capacité de saisir les subtilités philosophiques et d’assimiler les explications techniques de cet enseignement. En fait, Toto se fâcha même en parcourant le livre de Dodo, car il se disait que la spiritualité ne devait pas devenir une prise de tête, or l’enseignement de Dodo était une méchante prise de tête… du moins pour Toto. En jetant un regard dédaigneux sur le livre de Dodo, Toto déclara : « Si c’est compliqué, c’est forcément faux. La vérité spirituelle est simple, elle doit pouvoir tenir en une phrase et un enfant de 5 ans devrait pouvoir la comprendre sans le moindre effort ».

Toto décida que Dodo était un intello qui se la jouait « éveillé », ou un éveillé qui se laissait encore piéger par son « intellect ». Quoi qu’il en soit, Toto se détourna rapidement de l’enseignement de Dodo, et alla chercher ailleurs. L’enseignement de Dodo n’avait été qu’une pâle illusion sur son chemin, une voie erronée qui avait bien failli le séduire. D’après Toto, la connaissance spirituelle ne devait absolument en aucun cas exiger un effort, du moins cet effort ne devait pas être plus grand que l’effort nécessaire pour comprendre un livre pour enfant de 5 ans. De toutes les façons, Toto décrochait très vite quand il essayait de lire quelque chose, il n’aimait pas les longs textes, et même quand il voulait lire un texte court, il lui suffisait de rencontrer un paragraphe où un argument en suivait un autre et précédait lui-même une déduction.

L’éveil spirituel, c’est-à-dire cet état intérieur de paix inconditionnelle qui rayonnait quelques soient les circonstances et les événements, intéressait toujours Toto, et il essaya de circuler un peu dans le milieu des enseignants spirituels pour trouver une voie. Toto rencontra Lolo, dont l’enseignement était très agréable car il consistait en grande partie en des suites de petites histoires drôles et rafraîchissantes. Les livres de Lolo se rapprochaient plus du genre recueils d’histoires que du genre essai philosophique. Toto fut très heureux de rencontrer cet enseignement. Mais lorsqu’il exprima à Lolo son désir de réaliser l’éveil spirituel, Lolo lui expliqua qu’il fallait pour cela avoir une pratique spirituelle. Dodo concluait aussi ses livres par un appel à avoir une pratique spirituelle, mais Toto n’avait pas eu le temps de s’en rendre compte, car il n’avait pas réussi à lire jusqu’au bout un seul de ses livres. Les histoires de Lolo avaient procuré à Toto tant de plaisir, que ce dernier s’essaya quand même à la pratique spirituelle préconisée par Lolo.

La pratique de Lolo se rapportait en gros au fait de pratiquer la répétition d’un mantra, assis en lotus ou en tailleur dans un endroit plutôt calme, d’une à cinq heures par jour. Le mantra en question était le suivant : "OU YOU YOUYE KEL AFER". Au bout de trois jours, Toto décida que c’était trop difficile. Il ne voyait pas en quoi cette pratique pouvait le conduire à l’éveil spirituel, et il déclara même : "Si ça demande un effort, alors c’est mauvais. L’éveil spirituel doit être atteint sans effort". Toto était très satisfait de sa propre déclaration, et il l’érigea en credo mais sans l’appeler ainsi. Les trois jours de tentative de pratique furent pour Toto une vilaine expérience. Non seulement il ne se rendit pas compte qu’il pratiquait de travers la méthode enseignée par Lolo, mais en plus il se détourna de tout ça en se disant que la méthode de Lolo n’avait été qu’une pâle illusion sur son chemin, une voie erronée qui n’amenait que fatigue et irritation.

Quelques mois plus tard après son expérience avec la technique de Lolo, Toto décida que de toutes les façons, pour atteindre l’éveil spirituel on n’avait pas besoin d’un maître. Il se détourna des enseignants spirituels, et découvrit à côté quelque chose qui lui convenait beaucoup mieux : des messagers spirituels. Les messagers spirituels étaient des gens qui canalisaient ou recevaient des enseignements venus des plans invisibles et donnés par des entités invisibles aux identités prestigieuses : l’Absolu Non-Manifesté, Dieu le Père/Mère Créateur de l’Univers, Archanges de Lumière, Maîtres Ascensionnés, Êtres de Lumière, Frères de l’Espace de la 5ième dimension, Commandants Cosmiques, Guides Universels, l’Amicale des Soi Supérieurs, le Club des Monades Supracosmiques, la Terre, le Chat Ascensionné du Voisin, l’Esprit du Chêne de la Cours…

Ces enseignements d’origine patacosmique avaient un côté rutilant qui plaisait beaucoup à Toto, et Toto eut la preuve absolue que tous ces enseignements patacosmiques étaient vrais et totalement fiables le jour où il aperçut un vaisseau de lumière dans le ciel, et où un messager spirituel lui délivra un message personnel provenant du Grand Maître Ascensionné Sananda, plus connu sous le nom de Jésus-Christ. Toto ne comprenait pas la plupart des enseignements patacosmiques, mais il aimait beaucoup lorsque les textes tournaient autour de l’idée selon laquelle tout le monde est déjà éveillé, et que personne n’a besoin d’un maître ou d’un guide. Toto avait souvent des moments de crainte, de peur, de tristesse, de mélancolie, d’angoisse, d’irritation, d’énervement, d’épuisement, d’apathie… mais il se consolait de temps en temps en lisant les beaux enseignements patacosmiques des entités invisibles, et il y trouvait du réconfort et un peu de sérénité. Malgré le caractère transitoire et intermittent de sa sérénité, et malgré le fait que la moindre contrariété extérieure suffisait à dissiper sa superficielle sérénité, Toto se considérait comme quelqu’un d’éveillé spirituellement.

Au bout de quelques années, son aspiration à l’éveil spirituel authentique se manifesta à nouveau, et il prit conscience que la lecture des beaux textes patacosmiques ne l’avait conduit à rien de solide. Il adhérait à toutes sortes d’idées merveilleuses et fantastiques, comme par exemple l’idée selon laquelle l’humanité entière et le reste de la planète allaient ascensionner dans la 5ième dimension très très bientôt, ou encore l’idée selon laquelle lui et d’autres étaient des Maîtres Ascensionnés qui avaient momentanément abandonné leur statut cosmique et leurs pouvoirs surhumains pour s’incarner et venir aider l’humanité dans le processus d’ascension dans la 5ième dimension… Mais, malgré tout le plaisir que ces idées lui apportaient, Toto se rendait compte que l’éveil spirituel n’était toujours pas là…

Timidement, il s’intéressa à nouveau aux enseignants spirituels et aux voies pratiques qu’ils préconisaient. En prenant la peine d’éplucher un peu les annonces publicitaires dans une petite revue spiritualiste, Toto tomba sur Coco. Comme les autres enseignants spirituels, Coco disait que le développement spirituel se faisait à travers une pratique spirituelle. Et la pratique technique proposée par Coco consistait à s’asseoir immobile en tailleur ou en lotus dans un lieu plutôt calme, à respirer en pleine conscience, et à suspendre l’activité du mental-émotionnel. Cette pratique était préconisée pour des durées quotidiennes allant de trois quarts d’heure à trois heures. Tel que Coco le présentait sommairement, il s’agissait de simplement s’asseoir, et de ne rien faire. Mais quand on y regardait de plus près, il fallait bien faire quelque chose : respirer consciemment, et suspendre le mental-émotionnel.

Toto s’essaya à la technique de Coco, mais au bout de trois jours il laissa tomber. C’était trop dur de rester assis immobile plus de dix minutes, c’était trop dur de respirer consciemment sans discontinuer pendant plus de trois minutes, et c’était impossible de suspendre l’activité du mental-émotionnel pendant plus de quinze secondes. Tout ça demandait un certain effort, et Toto avait décidé que l’éveil spirituel devait se réaliser sans le moindre effort. Il se détourna de Coco, non sans oublier de bien souligner qu’il s’agissait là une fois de plus d’une voie erronée et d’une illusion dangereuse qui avaient failli le détourner de la simple vérité lumineuse. Toto se félicita une nouvelle fois de son discernement. Il décida qu’il serait désormais son propre maître et guide, et il se dit qu’il n’allait plus écouter que son cœur. Et malgré cette décision solennelle, il continua quand même à lire les enseignements patacosmiques…

Et un jour, Toto eut la révélation suprême. Il comprit qu’aucune technique de méditation, et aucune combinaison de techniques d’ailleurs, ne pouvait conduire à l’éveil spirituel. Il n’avait pas à s’asseoir pendant une demi heure ou deux heures pour pratiquer quelque technique de méditation ou quelque forme de prière. La méditation technique ou la prière technique étaient en réalité des obstacles. Il fallait faire de sa vie une méditation et une prière, et non essayer de s’asseoir trois quarts d’heure par jour pour méditer ou pour prier. Il déplora l’ignorance dans laquelle gisaient les gens qui pratiquaient la méditation technique ou la prière technique. Lui, Toto, allait dépasser tout ça, et faire de la méditation et de la prière simplement une sorte de façon de vivre.

Toto eut un peu de mal à comprendre ce que pouvait bien vouloir dire "faire de sa vie une méditation", ou "méditer en vaquant à ses occupations quotidiennes". Il décida que cela voulait dire faire les choses en totale et pleine conscience, et donc faire les choses en étant totalement et entièrement présent à ce que l’on fait. Mais en essayant de s’y mettre, il constata au bout d’une demi-journée que cela demandait beaucoup d’effort, et que le mental ne cessait de naviguer à gauche et à droite, de s’écarter de l’activité en cours, d’évoquer le passé et d’essayer de planifier le futur. La méditation mode de vie s’avéra encore plus exigeante que la méditation technique, et Toto fut une nouvelle fois déçu car là encore il fallait faire un effort. Dans un ultime accès de lucidité, et dans une ultime explosion de discernement, Toto eut une foudroyante intuition, qu’il exprima de la manière suivante : "Pourquoi vouloir atteindre l’éveil spirituel, il n’y a qu’à vivre la vie comme elle est et accepter les choses comme elles sont, et c’est tout".

Toto abandonna son aspiration à l’éveil spirituel, et se résigna à vivre dans un état intérieur changeant qui oscillait en général entre gris clair et gris foncé, avec de temps en temps quelques moments de bonheur d’ailleurs obtenus à la faveur d’un beau chèque de papa pour Noël, ou à la faveur du visionnage d’un bon film au cinéma, ou encore à la faveur de la lecture d’un beau texte patacosmique. Toto essayait de savourer ses quelques moments de bonheur, et de se faire une raison lorsque c’était la grisaille… Quand il se retrouva à la retraite, il se sentit soulagé d’un poids qui avait été difficile à porter : le travail, les collègues, les patrons… Le stresse fut remplacé par l’ennui, mais le reste n’avait pas changé, c’était encore les mêmes angoisses, les mêmes tristesses, les mêmes énervements… motivés par des raisons différentes. Toto en vint à penser que l’aspiration à l’éveil spirituel avait été une illusion de plus sur son chemin.

Mais sa rencontre avec Zozo réveilla son aspiration à l’éveil spirituel, et l’enseignement de Zozo fut pour lui une révélation absolument incomparable. Zozo enseignait que méditer, c’était seulement écouter son cœur, et simplement cela. Et Zozo enseignait aussi que l’éveil spirituel, c’était seulement écouter son cœur, et simplement cela. Et Zozo enseignait encore que la spiritualité, c’était seulement se laisser guider par son cœur, et simplement cela. Et on pouvait écouter son cœur et se laisser guider par lui en toute circonstance, quelque soit l’activité. Toto accueillit cet enseignement avec enthousiasme, d’autant plus qu’il correspondait à ce qu’il en était venu à penser. Il s’essaya à écouter son cœur, et il se rendit compte que c’était très facile. Cela ne demandait aucun effort. Il avait trouvé la voie royale de la spiritualité, et tout ce qu’il avait essayé auparavant n’était qu’une pauvre illusion.

Toto aimait à se mettre dans un fauteuil relaxe et à écouter son cœur. Cela signifiait en réalité qu’il se mettait à rêvasser à des choses agréables, qu’il se laissait glisser dans des souvenirs agréables, et qu’il se laissait emporter par des pensées agréables. Tout cela suscitait en lui une émotion agréable… Il se rendit compte qu’il pratiquait ça depuis toujours, sans même en avoir vraiment pris conscience. Depuis son plus jeune âge, il avait des moments de rêverie agréable. Malheureusement, cela ne changeait rien à son état oscillant entre gris clair et gris foncé, et cela ne le rendait pas vraiment plus solide et plus stable d’une manière générale. Son bonheur était toujours aussi évanescent et intermittent, et sa vie était toujours dominée par divers aléas qui lui causaient diverses douleurs et diverses souffrances. La seule satisfaction qu’il retirait vraiment de tout ça, était d’avoir trouvé un enseignement spirituel qui le brossait dans le sens du poil, et qui cautionnait pleinement son refus de faire des efforts.

Quelques mois plus tard, Toto se lassa du "seulement écouter son cœur", et il découvrit encore mieux comme enseignement : il suffit d’aimer et c’est tout, et alors on ascensionnera dans la 5ième dimension et on deviendra un Maître Cosmique. Cet enseignement ne venait pas d’un enseignant spirituel. C’était une voix que Toto avait entendue dans son cœur, et qui le lui avait dit. Toto se laissa convaincre de prendre de temps en temps un moment pour envoyer de l’amour à l’univers. Toto prenait un quart d’heure… par semaine, pour visualiser un flot d’amour s’écoulant de son cœur et se répandant sur l’univers. Et à côté de ça, il allait sur des forums pour mettre des émoticônes avec plein de cœurs, et pour faire des interventions où il ne manquait presque jamais de dire qu’il aimait l’univers et l’humanité, et qu’il envoyait un puissant flot d’amour cosmique à tous. Tout ça était merveilleux, et Toto savait qu’il était enfin sur la bonne voie.

Quand il passait dans la rue et voyait un mendiant assis à même le trottoir et demandant un peu d’argent et un peu d’attention, Toto passait son chemin, non sans avoir envoyé au mendiant un puissant rayon d’amour universel. Quand il voyait à la télé le téléthon qui demandait de l’argent pour venir en aide à la recherche médicale scientifique, Toto se gardait bien d’envoyer un peu de sou, mais son puissant rayon d’amour inconditionnel s’envolait en un éclair et allait vers tous les malades de la planète. Quand il voyait son voisin revenir avec une jambe et un bras dans le plâtre, Toto lui disait simplement bonjour, puis il lui envoyait son rayon surpuissant d’amour illimité. Quand il passait dans une rue et voyait un jeune couple avec un enfant essayer de se débrouiller seul pour vider un camion de déménagement, Toto continuait son chemin en prenant bien soin de leur envoyer son rayon immense d’amour fraternel. Toto aimait l’univers, mais il trouvait que ce n’était pas la peine de se bouger pour essayer d’aider son prochain, surtout quand ce dernier se trouvait dans une situation difficile, et surtout quand cette aide aurait demandé de lui un effort. Aimer devait se faire sans effort, telle était la philosophie de Toto.

Selon Toto, les scientifiques qui travaillaient plusieurs dizaines d’heures par semaine, à longueur d’années, pour essayer de trouver des remèdes, ou encore des travailleurs humanitaires qui se dépensaient avec passion et intensité pour essayer de venir en aide à des populations sinistrées ou miséreuses, ou encore des militants pacifistes qui n’hésitaient pas à manifester des heures sous la neige pour essayer de faire annuler des décisions de guerre, ou encore des bénévoles qui s’investissaient avec application dans des associations caritatives pour essayer de venir en aide aux gens démunis ou aux gens malades ou aux gens handicapés… selon Toto, tous ces gens qui déployaient une intense activité pour essayer de changer les choses, étaient à la limite des demeurés, ou du moins des imbéciles, qui n’avaient pas encore compris qu’il n’y avait pas d’effort à faire, qu’il suffisait de rester assis dans son fauteuil relaxe et d’envoyer à l’univers un flot d’amour bleu. Et tous ces gens qui pratiquaient avec discipline des techniques de méditation afin de réaliser un jour l’éveil spirituel, étaient encore plus stupides que les autres.

Pour Toto, l’amour c’était envoyer un large rayon d’amour océanique à l’univers, et tout ça presque sans le moindre effort. L’amour, ça ne devait surtout pas se manifester par des activités concrètes. Dans ses plus grands moments d’indulgence, Toto pouvait admettre que le bénévole qui consacrait quelques jours par semaines à une association caritative, ait peut-être un peu d’amour… mais le scientifique qui faisait des recherches dans son labo pour trouver des remèdes, ne pouvait être que dans l’illusion du mental, et en aucun cas dans l’amour. Quant au méditant qui se concentrait essentiellement sur sa pratique, il pouvait encore moins prétendre à l’amour que les autres. Toto aimait l’univers sans effort, et très vite il abandonna même son quart d’heure hebdomadaire de visualisation d’envoi de flot d’amour, c’était trop contraignant. Il aimait à chaque instant de la journée… ou du moins il visualisait à l’occasion un flot d’amour doré, essentiellement quand il traversait un petit moment de bonheur, car en période de gris foncé ce n’était même pas la peine d’y songer…

Ainsi se déroula la spiritualité de Toto. Au soir de sa vie, il se confirma à lui-même l’idée que l’éveil spirituel était une chimère, et que le bonheur inconditionnel était une utopie. Le bonheur ne pouvait être qu’un mince filet d’eau claire au milieu d’un océan de gris clair et de gris foncé. Un jour, son petit-neveu, le petit-fils de son frère, vint le voir. Le jeune garçon lui fit part de son intérêt naissant pour l’éveil spirituel. Mais Toto lui dit simplement : "Mon petit, j’ai tout essayé et je peux te confirmer qu’aucune voie ne mène à l’éveil spirituel, l’éveil spirituel est une chimère, tu ferais mieux d’éviter de perdre ton temps". Et à la suite de ces paroles, comme pour faire la démonstration de ce qu’il disait, Toto raconta à son petit-neveu son long parcours au milieu du pays chimérique de la spiritualité.

***

Que pouvons-nous dire en conclusion de ce portrait de Toto ? Le Toto de cette histoire n’aimait pas faire des efforts, et pour lui, faire un effort était synonyme de souffrir. Toto était atteint d’une maladie spirituelle très pernicieuse : la paresse spirituelle. La personne qui est atteinte de paresse spirituelle aura irrésistiblement tendance à développer une vision de la spiritualité où l’on doit s’éveiller ou ascensionner sans effort, le moindre signe d’effort étant interprété comme une entrave au développement spirituel, et le moindre enseignement invitant à l’effort spirituel étant perçu comme une voie erronée, voire dangereuse. En réalité, le paresseux spirituel est avant tout un paresseux tout court, et il est déjà pas mal embêté dans la vie de tous les jours que les choses ne soient pas accessibles sans un petit effort. Il aimerait par exemple apprendre une langue étrangère, mais ça ne lui fait pas plaisir de devoir fournir un effort pour assimiler le vocabulaire et les règles. Il aimerait par exemple s’acheter une maison, mais ça l’embête beaucoup que ce ne soit pas gratuit et qu’il faille trouver de l’argent pour cela. Il aimerait savoir jouer de la guitare, mais c’est vraiment trop dur. Le peu de choses et de connaissances qu’il a acquises, il les a acquises le plus souvent à « reculons », en pestant plus ou moins en silence.

Quand le Toto paresseux arrive à la spiritualité, il aimerait pour une fois pouvoir obtenir quelque chose d’important sans avoir à fournir d’effort. Il aimerait pouvoir réaliser l’éveil spirituel sans effort. L’idée de veiller à ne pas se laisser dominer par ses instincts et ses penchants primaires, de devoir assimiler des connaissances parfois complexes, respecter des lois assez spécifiques et pratiquer avec discipline une technique de méditation ou de prière, et tout ça pour atteindre l’éveil spirituel, cette idée lui est quasiment insupportable. Il aimerait pouvoir se passer de tout ça, car : en entendant "effort", il ne peut s’empêcher de comprendre "souffrance" ; en entendant "connaissances complexes", il ne peut s’empêcher de comprendre "maux de tête" ; en entendant "pratique disciplinée", il ne peut s’empêcher de comprendre "acharnement épuisant". Le Toto paresseux est neurologiquement incapable de comprendre qu’un intense travail spirituel puisse se faire avec grand plaisir. Et cette incapacité l’empêche de voir ce qu’il en est de l’éveil spirituel : un état intérieur que l’on réalise en faisant un travail spirituel aussi assidu que possible. Le Toto arguera qu’il existe des gens qui se sont établis dans l’éveil spirituel sans jamais avoir fourni le moindre travail spirituel. Malheureusement, avec le Toto, il est impossible d’expliquer ce qu’il en est réellement de ces apparents "éveil sans travail spirituel". Pourquoi cela est-il impossible ? Parce qu’un Toto décroche dès la troisième articulation de raisonnement, et sa paresse, qui inclut aussi une paresse intellectuelle, l’empêchera de suivre les explications et d’en comprendre les déductions. Tout ce que désire le Toto, ce n’est pas comprendre les subtilités et les complexités de la science spirituelle, c’est se conforter dans l’idée qu’il n’y a pas d’effort à faire.

Kessani et Chris Iwen.

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