
Toto fait de la spiritualité
Qu’est-ce qu’un Toto ? Il s’agit d’un
paisible chevalier qui souhaite « doucement » que
le monde devienne un paradis, mais qui a malencontreusement égaré
un peu de son intelligence rationnelle en chemin, parfois sans
vraiment s’en rendre compte, et quelquefois en revendiquant
fièrement ses carences en termes de capacité de
raisonnement. Un Toto est quelqu’un d’adorable, mais
à qui l’on hésiterait à confier la
responsabilité d’une tâche importante qui demanderait
rigueur et précision. A côté de cela, un Toto
fait un excellent compagnon de jeu, là encore à
condition que ce soit un jeu dont les règles ne soient
pas complexes, et qui n’ait pas d’enjeu important.
Ce qui va suivre n’est pas une attaque contre les Toto,
mais juste un petit portrait nécessairement partiel, afin
d’aider à mettre en évidence une figure qui
se cache souvent sous des conceptions erronées devenues
quasiment des idées reçues chez une partie des spiritualistes.
Nous tenons à dire aux Toto que nous les aimons tels qu’ils
sont. Surtout qu’ils ne changent pas, si l’ensemble
de l’humanité intégrait une petite partie
(juste ce qu’il faut, pas plus) de l’esprit Toto,
les choses iraient nettement mieux sur cette planète.
***
Le chemin de vie de Toto l’a conduit à un moment
donné à s’intéresser à la spiritualité,
et à se considérer finalement comme un spiritualiste.
Avant de s’intéresser à la spiritualité,
Toto a rêvé de devenir un jour médecin. Toto
a obtenu son bac avec quelques sueurs froides, mais le premier
trimestre en première année de la fac de médecine
s’est avéré trop difficile. Il a laissé
tomber en se disant que de toutes les façons ce qu’on
enseignait en fac de médecine c’était totalement
n’importe quoi. Après son petit saut en fac de médecine,
Toto a eu envie de faire chanteur. Il était convaincu d’avoir
une voix exceptionnelle, et d’être naturellement très
doué pour le chant. Mais en essayant de concrétiser
son nouveau rêve, il s’est rendu compte que faire
des répétitions, faire des maquettes, et monter
des dossiers pour démarcher des producteurs… c’était
bien trop difficile. Toto a fini par se dire que c’était
bien suffisant de chanter sous sa douche.
Nono, un ami à Toto, avait lui aussi laissé tombé
la fac de médecine. Mais à la différence
de Toto, Nono s’était rendu compte qu’il préférait
faire de la couture. La confection de beaux vêtements lui
plaisait bien plus que l’étude des différents
types de pustules. Toto et son ami Nono ont connu bien des virages
dans leur cheminement dans la vie sociale, mais à cause
de la pression des nécessités de survie, un peu
à cause de la pression de la famille et des amis qui les
poussaient à assumer leur vie, et aussi un peu à
cause de la peur de se retrouver dans la rue sans ressource…
à cause de tout cela, ils ont fini par trouver une activité
professionnelle. Toto a fini par trouver une place d’assistant
magasinier dans une grande surface, et Nono est finalement devenu
professeur de biologie dans un collège.
Nono a eu du mal à se trouver une activité professionnelle,
parce que peu de choses l’intéressaient parmi toutes
celles que le système proposait. Mais les difficultés
de Toto avaient une autre origine. Toto était un peu paresseux,
et dès qu’une chose lui demandait un certain niveau
d’effort, il préférait laisser tomber. C’est
avec un sentiment sous-jacent d’irritation que Toto se lève
chaque matin pour aller travailler, car il aimerait bien pouvoir
se reposer et se détendre sans se soucier de rien. Toto
a gardé la nostalgie, à demi inconsciente, de sa
vie de petit enfant, une vie dans laquelle il n’avait qu’à
jouer et à dormir, et où les parents s’occupaient
de tout. Tout était facile, et le seul effort qu’il
avait à faire pour obtenir quelque chose était de
demander à son père ou à sa mère.
Au fond de lui, un peu inconsciemment, Toto détestait
devoir pratiquer une activité professionnelle, et il attendait
impatiemment l’horizon de la retraite pour avoir à
nouveau une vie facile et pouvoir se dispenser de sortir de son
lit. D’une certaine manière, Toto voulait juste être
tranquille. Sans trop savoir comment cela se fit exactement, Toto
découvrit la spiritualité, et il se sentit attiré
par les propos d’un enseignant spirituel qui disait qu’il
était possible de réaliser la paix inconditionnelle,
un état intérieur de profonde quiétude qui
pouvait devenir permanent, et dans lequel la vie était
vécue sans souffrance, dans un profond bonheur. Cet enseignant
s’appelait Dodo, et lorsqu’on le voyait en conférence,
et lorsqu’on le rencontrait en entretien privé, et
lorsqu’on le côtoyait un peu pendant un séjour
dans son ashram, on ne pouvait que se rendre à l’évidence
: Dodo vivait dans un état intérieur de paix profonde
que rien d’extérieur ne semblait pouvoir occulter.
Dodo écrivait lui-même ses propres livres et ses
articles, il pouvait consacrer plusieurs heures par jour pour
planifier ses déplacements, donner des entretiens et négocier
ses contrats, et en plus de cela il gérait lui-même
son ashram qui accueillait parfois des centaines de personnes
à certaines périodes. Et malgré cette intense
activité digne d’un cadre supérieur, Dodo
demeurait dans un état intérieur de paix profonde
qui se manifestait par une sorte de bonheur serein et rayonnant.
Toto avait acheté un livre de Dodo, mais il ne parvint
pas à dépasser les vingt premières pages,
car l’enseignement de Dodo était un peu compliqué,
et Toto ne se sentait pas la capacité de saisir les subtilités
philosophiques et d’assimiler les explications techniques
de cet enseignement. En fait, Toto se fâcha même en
parcourant le livre de Dodo, car il se disait que la spiritualité
ne devait pas devenir une prise de tête, or l’enseignement
de Dodo était une méchante prise de tête…
du moins pour Toto. En jetant un regard dédaigneux sur
le livre de Dodo, Toto déclara : « Si c’est
compliqué, c’est forcément faux. La vérité
spirituelle est simple, elle doit pouvoir tenir en une phrase
et un enfant de 5 ans devrait pouvoir la comprendre sans le moindre
effort ».
Toto décida que Dodo était un intello qui se la
jouait « éveillé », ou un éveillé
qui se laissait encore piéger par son « intellect
». Quoi qu’il en soit, Toto se détourna rapidement
de l’enseignement de Dodo, et alla chercher ailleurs. L’enseignement
de Dodo n’avait été qu’une pâle
illusion sur son chemin, une voie erronée qui avait bien
failli le séduire. D’après Toto, la connaissance
spirituelle ne devait absolument en aucun cas exiger un effort,
du moins cet effort ne devait pas être plus grand que l’effort
nécessaire pour comprendre un livre pour enfant de 5 ans.
De toutes les façons, Toto décrochait très
vite quand il essayait de lire quelque chose, il n’aimait
pas les longs textes, et même quand il voulait lire un texte
court, il lui suffisait de rencontrer un paragraphe où
un argument en suivait un autre et précédait lui-même
une déduction.
L’éveil spirituel, c’est-à-dire cet
état intérieur de paix inconditionnelle qui rayonnait
quelques soient les circonstances et les événements,
intéressait toujours Toto, et il essaya de circuler un
peu dans le milieu des enseignants spirituels pour trouver une
voie. Toto rencontra Lolo, dont l’enseignement était
très agréable car il consistait en grande partie
en des suites de petites histoires drôles et rafraîchissantes.
Les livres de Lolo se rapprochaient plus du genre recueils d’histoires
que du genre essai philosophique. Toto fut très heureux
de rencontrer cet enseignement. Mais lorsqu’il exprima à
Lolo son désir de réaliser l’éveil
spirituel, Lolo lui expliqua qu’il fallait pour cela avoir
une pratique spirituelle. Dodo concluait aussi ses livres par
un appel à avoir une pratique spirituelle, mais Toto n’avait
pas eu le temps de s’en rendre compte, car il n’avait
pas réussi à lire jusqu’au bout un seul de
ses livres. Les histoires de Lolo avaient procuré à
Toto tant de plaisir, que ce dernier s’essaya quand même
à la pratique spirituelle préconisée par
Lolo.
La pratique de Lolo se rapportait en gros au fait de pratiquer
la répétition d’un mantra, assis en lotus
ou en tailleur dans un endroit plutôt calme, d’une
à cinq heures par jour. Le mantra en question était
le suivant : "OU YOU YOUYE KEL AFER". Au bout de trois
jours, Toto décida que c’était trop difficile.
Il ne voyait pas en quoi cette pratique pouvait le conduire à
l’éveil spirituel, et il déclara même
: "Si ça demande un effort, alors c’est mauvais.
L’éveil spirituel doit être atteint sans effort".
Toto était très satisfait de sa propre déclaration,
et il l’érigea en credo mais sans l’appeler
ainsi. Les trois jours de tentative de pratique furent pour Toto
une vilaine expérience. Non seulement il ne se rendit pas
compte qu’il pratiquait de travers la méthode enseignée
par Lolo, mais en plus il se détourna de tout ça
en se disant que la méthode de Lolo n’avait été
qu’une pâle illusion sur son chemin, une voie erronée
qui n’amenait que fatigue et irritation.
Quelques mois plus tard après son expérience avec
la technique de Lolo, Toto décida que de toutes les façons,
pour atteindre l’éveil spirituel on n’avait
pas besoin d’un maître. Il se détourna des
enseignants spirituels, et découvrit à côté
quelque chose qui lui convenait beaucoup mieux : des messagers
spirituels. Les messagers spirituels étaient des gens qui
canalisaient ou recevaient des enseignements venus des plans invisibles
et donnés par des entités invisibles aux identités
prestigieuses : l’Absolu Non-Manifesté, Dieu le Père/Mère
Créateur de l’Univers, Archanges de Lumière,
Maîtres Ascensionnés, Êtres de Lumière,
Frères de l’Espace de la 5ième dimension,
Commandants Cosmiques, Guides Universels, l’Amicale des
Soi Supérieurs, le Club des Monades Supracosmiques, la
Terre, le Chat Ascensionné du Voisin, l’Esprit du
Chêne de la Cours…
Ces enseignements d’origine patacosmique avaient un côté
rutilant qui plaisait beaucoup à Toto, et Toto eut la preuve
absolue que tous ces enseignements patacosmiques étaient
vrais et totalement fiables le jour où il aperçut
un vaisseau de lumière dans le ciel, et où un messager
spirituel lui délivra un message personnel provenant du
Grand Maître Ascensionné Sananda, plus connu sous
le nom de Jésus-Christ. Toto ne comprenait pas la plupart
des enseignements patacosmiques, mais il aimait beaucoup lorsque
les textes tournaient autour de l’idée selon laquelle
tout le monde est déjà éveillé, et
que personne n’a besoin d’un maître ou d’un
guide. Toto avait souvent des moments de crainte, de peur, de
tristesse, de mélancolie, d’angoisse, d’irritation,
d’énervement, d’épuisement, d’apathie…
mais il se consolait de temps en temps en lisant les beaux enseignements
patacosmiques des entités invisibles, et il y trouvait
du réconfort et un peu de sérénité.
Malgré le caractère transitoire et intermittent
de sa sérénité, et malgré le fait
que la moindre contrariété extérieure suffisait
à dissiper sa superficielle sérénité,
Toto se considérait comme quelqu’un d’éveillé
spirituellement.
Au bout de quelques années, son aspiration à l’éveil
spirituel authentique se manifesta à nouveau, et il prit
conscience que la lecture des beaux textes patacosmiques ne l’avait
conduit à rien de solide. Il adhérait à toutes
sortes d’idées merveilleuses et fantastiques, comme
par exemple l’idée selon laquelle l’humanité
entière et le reste de la planète allaient ascensionner
dans la 5ième dimension très très bientôt,
ou encore l’idée selon laquelle lui et d’autres
étaient des Maîtres Ascensionnés qui avaient
momentanément abandonné leur statut cosmique et
leurs pouvoirs surhumains pour s’incarner et venir aider
l’humanité dans le processus d’ascension dans
la 5ième dimension… Mais, malgré tout le plaisir
que ces idées lui apportaient, Toto se rendait compte que
l’éveil spirituel n’était toujours pas
là…
Timidement, il s’intéressa à nouveau aux
enseignants spirituels et aux voies pratiques qu’ils préconisaient.
En prenant la peine d’éplucher un peu les annonces
publicitaires dans une petite revue spiritualiste, Toto tomba
sur Coco. Comme les autres enseignants spirituels, Coco disait
que le développement spirituel se faisait à travers
une pratique spirituelle. Et la pratique technique proposée
par Coco consistait à s’asseoir immobile en tailleur
ou en lotus dans un lieu plutôt calme, à respirer
en pleine conscience, et à suspendre l’activité
du mental-émotionnel. Cette pratique était préconisée
pour des durées quotidiennes allant de trois quarts d’heure
à trois heures. Tel que Coco le présentait sommairement,
il s’agissait de simplement s’asseoir, et de ne rien
faire. Mais quand on y regardait de plus près, il fallait
bien faire quelque chose : respirer consciemment, et suspendre
le mental-émotionnel.
Toto s’essaya à la technique de Coco, mais au bout
de trois jours il laissa tomber. C’était trop dur
de rester assis immobile plus de dix minutes, c’était
trop dur de respirer consciemment sans discontinuer pendant plus
de trois minutes, et c’était impossible de suspendre
l’activité du mental-émotionnel pendant plus
de quinze secondes. Tout ça demandait un certain effort,
et Toto avait décidé que l’éveil spirituel
devait se réaliser sans le moindre effort. Il se détourna
de Coco, non sans oublier de bien souligner qu’il s’agissait
là une fois de plus d’une voie erronée et
d’une illusion dangereuse qui avaient failli le détourner
de la simple vérité lumineuse. Toto se félicita
une nouvelle fois de son discernement. Il décida qu’il
serait désormais son propre maître et guide, et il
se dit qu’il n’allait plus écouter que son
cœur. Et malgré cette décision solennelle,
il continua quand même à lire les enseignements patacosmiques…
Et un jour, Toto eut la révélation suprême.
Il comprit qu’aucune technique de méditation, et
aucune combinaison de techniques d’ailleurs, ne pouvait
conduire à l’éveil spirituel. Il n’avait
pas à s’asseoir pendant une demi heure ou deux heures
pour pratiquer quelque technique de méditation ou quelque
forme de prière. La méditation technique ou la prière
technique étaient en réalité des obstacles.
Il fallait faire de sa vie une méditation et une prière,
et non essayer de s’asseoir trois quarts d’heure par
jour pour méditer ou pour prier. Il déplora l’ignorance
dans laquelle gisaient les gens qui pratiquaient la méditation
technique ou la prière technique. Lui, Toto, allait dépasser
tout ça, et faire de la méditation et de la prière
simplement une sorte de façon de vivre.
Toto eut un peu de mal à comprendre ce que pouvait bien
vouloir dire "faire de sa vie une méditation",
ou "méditer en vaquant à ses occupations quotidiennes".
Il décida que cela voulait dire faire les choses en totale
et pleine conscience, et donc faire les choses en étant
totalement et entièrement présent à ce que
l’on fait. Mais en essayant de s’y mettre, il constata
au bout d’une demi-journée que cela demandait beaucoup
d’effort, et que le mental ne cessait de naviguer à
gauche et à droite, de s’écarter de l’activité
en cours, d’évoquer le passé et d’essayer
de planifier le futur. La méditation mode de vie s’avéra
encore plus exigeante que la méditation technique, et Toto
fut une nouvelle fois déçu car là encore
il fallait faire un effort. Dans un ultime accès de lucidité,
et dans une ultime explosion de discernement, Toto eut une foudroyante
intuition, qu’il exprima de la manière suivante :
"Pourquoi vouloir atteindre l’éveil spirituel,
il n’y a qu’à vivre la vie comme elle est et
accepter les choses comme elles sont, et c’est tout".
Toto abandonna son aspiration à l’éveil spirituel,
et se résigna à vivre dans un état intérieur
changeant qui oscillait en général entre gris clair
et gris foncé, avec de temps en temps quelques moments
de bonheur d’ailleurs obtenus à la faveur d’un
beau chèque de papa pour Noël, ou à la faveur
du visionnage d’un bon film au cinéma, ou encore
à la faveur de la lecture d’un beau texte patacosmique.
Toto essayait de savourer ses quelques moments de bonheur, et
de se faire une raison lorsque c’était la grisaille…
Quand il se retrouva à la retraite, il se sentit soulagé
d’un poids qui avait été difficile à
porter : le travail, les collègues, les patrons…
Le stresse fut remplacé par l’ennui, mais le reste
n’avait pas changé, c’était encore les
mêmes angoisses, les mêmes tristesses, les mêmes
énervements… motivés par des raisons différentes.
Toto en vint à penser que l’aspiration à l’éveil
spirituel avait été une illusion de plus sur son
chemin.
Mais sa rencontre avec Zozo réveilla son aspiration à
l’éveil spirituel, et l’enseignement de Zozo
fut pour lui une révélation absolument incomparable.
Zozo enseignait que méditer, c’était seulement
écouter son cœur, et simplement cela. Et Zozo enseignait
aussi que l’éveil spirituel, c’était
seulement écouter son cœur, et simplement cela. Et
Zozo enseignait encore que la spiritualité, c’était
seulement se laisser guider par son cœur, et simplement cela.
Et on pouvait écouter son cœur et se laisser guider
par lui en toute circonstance, quelque soit l’activité.
Toto accueillit cet enseignement avec enthousiasme, d’autant
plus qu’il correspondait à ce qu’il en était
venu à penser. Il s’essaya à écouter
son cœur, et il se rendit compte que c’était
très facile. Cela ne demandait aucun effort. Il avait trouvé
la voie royale de la spiritualité, et tout ce qu’il
avait essayé auparavant n’était qu’une
pauvre illusion.
Toto aimait à se mettre dans un fauteuil relaxe et à
écouter son cœur. Cela signifiait en réalité
qu’il se mettait à rêvasser à des choses
agréables, qu’il se laissait glisser dans des souvenirs
agréables, et qu’il se laissait emporter par des
pensées agréables. Tout cela suscitait en lui une
émotion agréable… Il se rendit compte qu’il
pratiquait ça depuis toujours, sans même en avoir
vraiment pris conscience. Depuis son plus jeune âge, il
avait des moments de rêverie agréable. Malheureusement,
cela ne changeait rien à son état oscillant entre
gris clair et gris foncé, et cela ne le rendait pas vraiment
plus solide et plus stable d’une manière générale.
Son bonheur était toujours aussi évanescent et intermittent,
et sa vie était toujours dominée par divers aléas
qui lui causaient diverses douleurs et diverses souffrances. La
seule satisfaction qu’il retirait vraiment de tout ça,
était d’avoir trouvé un enseignement spirituel
qui le brossait dans le sens du poil, et qui cautionnait pleinement
son refus de faire des efforts.
Quelques mois plus tard, Toto se lassa du "seulement écouter
son cœur", et il découvrit encore mieux comme
enseignement : il suffit d’aimer et c’est tout, et
alors on ascensionnera dans la 5ième dimension et on deviendra
un Maître Cosmique. Cet enseignement ne venait pas d’un
enseignant spirituel. C’était une voix que Toto avait
entendue dans son cœur, et qui le lui avait dit. Toto se
laissa convaincre de prendre de temps en temps un moment pour
envoyer de l’amour à l’univers. Toto prenait
un quart d’heure… par semaine, pour visualiser un
flot d’amour s’écoulant de son cœur et
se répandant sur l’univers. Et à côté
de ça, il allait sur des forums pour mettre des émoticônes
avec plein de cœurs, et pour faire des interventions où
il ne manquait presque jamais de dire qu’il aimait l’univers
et l’humanité, et qu’il envoyait un puissant
flot d’amour cosmique à tous. Tout ça était
merveilleux, et Toto savait qu’il était enfin sur
la bonne voie.
Quand il passait dans la rue et voyait un mendiant assis à
même le trottoir et demandant un peu d’argent et un
peu d’attention, Toto passait son chemin, non sans avoir
envoyé au mendiant un puissant rayon d’amour universel.
Quand il voyait à la télé le téléthon
qui demandait de l’argent pour venir en aide à la
recherche médicale scientifique, Toto se gardait bien d’envoyer
un peu de sou, mais son puissant rayon d’amour inconditionnel
s’envolait en un éclair et allait vers tous les malades
de la planète. Quand il voyait son voisin revenir avec
une jambe et un bras dans le plâtre, Toto lui disait simplement
bonjour, puis il lui envoyait son rayon surpuissant d’amour
illimité. Quand il passait dans une rue et voyait un jeune
couple avec un enfant essayer de se débrouiller seul pour
vider un camion de déménagement, Toto continuait
son chemin en prenant bien soin de leur envoyer son rayon immense
d’amour fraternel. Toto aimait l’univers, mais il
trouvait que ce n’était pas la peine de se bouger
pour essayer d’aider son prochain, surtout quand ce dernier
se trouvait dans une situation difficile, et surtout quand cette
aide aurait demandé de lui un effort. Aimer devait se faire
sans effort, telle était la philosophie de Toto.
Selon Toto, les scientifiques qui travaillaient plusieurs dizaines
d’heures par semaine, à longueur d’années,
pour essayer de trouver des remèdes, ou encore des travailleurs
humanitaires qui se dépensaient avec passion et intensité
pour essayer de venir en aide à des populations sinistrées
ou miséreuses, ou encore des militants pacifistes qui n’hésitaient
pas à manifester des heures sous la neige pour essayer
de faire annuler des décisions de guerre, ou encore des
bénévoles qui s’investissaient avec application
dans des associations caritatives pour essayer de venir en aide
aux gens démunis ou aux gens malades ou aux gens handicapés…
selon Toto, tous ces gens qui déployaient une intense activité
pour essayer de changer les choses, étaient à la
limite des demeurés, ou du moins des imbéciles,
qui n’avaient pas encore compris qu’il n’y avait
pas d’effort à faire, qu’il suffisait de rester
assis dans son fauteuil relaxe et d’envoyer à l’univers
un flot d’amour bleu. Et tous ces gens qui pratiquaient
avec discipline des techniques de méditation afin de réaliser
un jour l’éveil spirituel, étaient encore
plus stupides que les autres.
Pour Toto, l’amour c’était envoyer un large
rayon d’amour océanique à l’univers,
et tout ça presque sans le moindre effort. L’amour,
ça ne devait surtout pas se manifester par des activités
concrètes. Dans ses plus grands moments d’indulgence,
Toto pouvait admettre que le bénévole qui consacrait
quelques jours par semaines à une association caritative,
ait peut-être un peu d’amour… mais le scientifique
qui faisait des recherches dans son labo pour trouver des remèdes,
ne pouvait être que dans l’illusion du mental, et
en aucun cas dans l’amour. Quant au méditant qui
se concentrait essentiellement sur sa pratique, il pouvait encore
moins prétendre à l’amour que les autres.
Toto aimait l’univers sans effort, et très vite il
abandonna même son quart d’heure hebdomadaire de visualisation
d’envoi de flot d’amour, c’était trop
contraignant. Il aimait à chaque instant de la journée…
ou du moins il visualisait à l’occasion un flot d’amour
doré, essentiellement quand il traversait un petit moment
de bonheur, car en période de gris foncé ce n’était
même pas la peine d’y songer…
Ainsi se déroula la spiritualité de Toto. Au soir
de sa vie, il se confirma à lui-même l’idée
que l’éveil spirituel était une chimère,
et que le bonheur inconditionnel était une utopie. Le bonheur
ne pouvait être qu’un mince filet d’eau claire
au milieu d’un océan de gris clair et de gris foncé.
Un jour, son petit-neveu, le petit-fils de son frère, vint
le voir. Le jeune garçon lui fit part de son intérêt
naissant pour l’éveil spirituel. Mais Toto lui dit
simplement : "Mon petit, j’ai tout essayé et
je peux te confirmer qu’aucune voie ne mène à
l’éveil spirituel, l’éveil spirituel
est une chimère, tu ferais mieux d’éviter
de perdre ton temps". Et à la suite de ces paroles,
comme pour faire la démonstration de ce qu’il disait,
Toto raconta à son petit-neveu son long parcours au milieu
du pays chimérique de la spiritualité.
***
Que pouvons-nous dire en conclusion de ce portrait de Toto ?
Le Toto de cette histoire n’aimait pas faire des efforts,
et pour lui, faire un effort était synonyme de souffrir.
Toto était atteint d’une maladie spirituelle très
pernicieuse : la paresse spirituelle. La personne qui est atteinte
de paresse spirituelle aura irrésistiblement tendance à
développer une vision de la spiritualité où
l’on doit s’éveiller ou ascensionner sans effort,
le moindre signe d’effort étant interprété
comme une entrave au développement spirituel, et le moindre
enseignement invitant à l’effort spirituel étant
perçu comme une voie erronée, voire dangereuse.
En réalité, le paresseux spirituel est avant tout
un paresseux tout court, et il est déjà pas mal
embêté dans la vie de tous les jours que les choses
ne soient pas accessibles sans un petit effort. Il aimerait par
exemple apprendre une langue étrangère, mais ça
ne lui fait pas plaisir de devoir fournir un effort pour assimiler
le vocabulaire et les règles. Il aimerait par exemple s’acheter
une maison, mais ça l’embête beaucoup que ce
ne soit pas gratuit et qu’il faille trouver de l’argent
pour cela. Il aimerait savoir jouer de la guitare, mais c’est
vraiment trop dur. Le peu de choses et de connaissances qu’il
a acquises, il les a acquises le plus souvent à «
reculons », en pestant plus ou moins en silence.
Quand le Toto paresseux arrive à la spiritualité,
il aimerait pour une fois pouvoir obtenir quelque chose d’important
sans avoir à fournir d’effort. Il aimerait pouvoir
réaliser l’éveil spirituel sans effort. L’idée
de veiller à ne pas se laisser dominer par ses instincts
et ses penchants primaires, de devoir assimiler des connaissances
parfois complexes, respecter des lois assez spécifiques
et pratiquer avec discipline une technique de méditation
ou de prière, et tout ça pour atteindre l’éveil
spirituel, cette idée lui est quasiment insupportable.
Il aimerait pouvoir se passer de tout ça, car : en entendant
"effort", il ne peut s’empêcher de comprendre
"souffrance" ; en entendant "connaissances complexes",
il ne peut s’empêcher de comprendre "maux de
tête" ; en entendant "pratique disciplinée",
il ne peut s’empêcher de comprendre "acharnement
épuisant". Le Toto paresseux est neurologiquement
incapable de comprendre qu’un intense travail spirituel
puisse se faire avec grand plaisir. Et cette incapacité
l’empêche de voir ce qu’il en est de l’éveil
spirituel : un état intérieur que l’on réalise
en faisant un travail spirituel aussi assidu que possible. Le
Toto arguera qu’il existe des gens qui se sont établis
dans l’éveil spirituel sans jamais avoir fourni le
moindre travail spirituel. Malheureusement, avec le Toto, il est
impossible d’expliquer ce qu’il en est réellement
de ces apparents "éveil sans travail spirituel".
Pourquoi cela est-il impossible ? Parce qu’un Toto décroche
dès la troisième articulation de raisonnement, et
sa paresse, qui inclut aussi une paresse intellectuelle, l’empêchera
de suivre les explications et d’en comprendre les déductions.
Tout ce que désire le Toto, ce n’est pas comprendre
les subtilités et les complexités de la science
spirituelle, c’est se conforter dans l’idée
qu’il n’y a pas d’effort à faire.
Kessani et Chris Iwen.
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